viernes, 10 de enero de 2025

 

Guadalajara, Mexique, 5 avril 2011

Juan Francisco Sicilia Ortega , In memoriam


Lundi de la semaine dernière, à Cuernavaca, Juan Francisco Sicilia Ortega, fils de Javier Sicilia, journaliste et poète mexicain, a été retrouvé mort dans une voiture avec six autres jeunes. Les cadavres présentaient des signes de torture et portaient un « narcomensaje » (message de menace de la part d’un cartel).

Le Mexique, depuis 5 ans, doit faire l’ajout, dans ses dictionnaires, de nouveaux mots, des néologismes qui traduisent la triste réalité du pays : narcomensaje, narcofosa, narcobloqueo, narcomanta. Une guerre sévit entre les forces de l’ordre, qui a fait jusqu’à présent —officiellement!— 40,000 morts et des milliers de disparus, enterrés dans des fosses communes ou abandonnés dans le désert, la forêt, quand ce n’est jetés au fond d’un cours d’eau ou d’un ravin.1 Beaucoup attribuent ce carnage à la politique erronée du Président de droite, Felipe Calderón, qui peut-être par désir de passer à l’Histoire comme celui qui aurait délivré le pays du crime organisé a déclaré la guerre ouverte aux trafiquants de drogue et groupes criminels. Le résultat, toutefois, est lamentable, et le taux d’homicide augmente exponentiellement depuis deux ans. Les cellules du crime organisé pullulent, surtout dans le Nord du pays. Elles s’adonnent à des d’activités variées comme le trafic de stupéfiants pour fournir le plus gros marché au monde (dont le territoire partage avec le Mexique une frontière longue de 2,800 milles), les enlèvements, l’extorsion, la vente de protection (derecho de piso), traites de personnes, et j’en passe.

La mort de Juan Francisco Sicilia, âgé de 24 ans, a servi de catalyseur pour que s’exprime une indignation nationale que l’on sentait monter depuis l’assassinat, en octobre dernier, de 72 immigrants latino-américains en route vers les États-Unis. Ils ont été massacrés comme des bêtes dans une ferme du Tamaulipas, près de la frontière du Texas, par des criminels qui voulaient les recruter en tant que tueurs à gage. Ceux-ci ayant refusé, ils ont été éliminés un par un. Toutefois, l’une de victimes a survécu, et le massacre (on calcule que la disparition d’immigrants illégaux a fait des milliers de disparus en territoire mexicain depuis 10 ans) a fait la une des journaux, jetant la honte sur le pays et à travers toutes les nations soeurs du continent. Un mouvement de conscience civique baptisé No más sangre (Fini le sang) a commencé à se manifester spontanément dans plusieurs villes du pays.

Cette violence spectaculaire (quelques attentats à la voiture piégée, à la grenade, des cadavres mutilés qui pendent des voies surélevées le matin, des sacs où sont mélangés les parties de corps de différentes personnes, des attaques en public à l’arme automatique où pour tuer une seule personne, le tueur peut en descendre dix autres). Ce scénario était tout simplement inimaginable il a 5 ans. Les décapitations, qui, il y a quelques années à peine, relevaient de la science fiction, sont maintenant à l’ordre du jour : le cadran nord-est du pays vit sous un couvre-feu effectif ; certaines localités du Chihuahua, Tamaulipas, Michoacan, Durango Coahuila, Nuevo Leon —les états les plus affectés par cette folie meurtrière— ressemblent à des villages fantômes.

Cette cruauté inouïe a couvé très silencieusement dans un bouillon de culture fait sur mesure : contiguïté avec le plus gros marché consommateur de drogue au monde, une énorme frontière avec un pays belliqueux où les armes sont fabriquées et circulent presque librement. On parle d’arsenaux époustouflants, avec, en vedette le cuerno de chivola Kalachnikov— qui traverse la frontière régulièrement, générant des profits monstres chez le voisin du Nord. Ajoutons au bouillon de culture mexicain un taux de chômage et de marginalité qui va en augmentant dans certaines régions du pays; des salaires de crève-faim (même pour une grosse part de la classe moyenne), produit d’un néo-libéralisme sauvage destiné à ne favoriser que les élites ; une police, un appareil judiciaire et un establishment politique que beaucoup d’analystes considèrent comme parmi les plus cyniques et corrompus. Tout était en place pour que cette poudrière prenne feu. Ajoutons à cela l’apparition des Zetas, un groupe d’élite de l’armée mexicaine, qui a quitté ses rangs dans les années 90 pour se joindre au cartel du Golfe, et ensuite former son propre groupe.

Le cas des Zetas (qui sont au cœur de cette flambée meurtrière) est emblématique : la ligne de partage entre criminels et fonctionnaires, armée et délinquants, forces de l’ordre et du désordre, est très poreuse. Les dernières nouvelles sur l’assassinat de Juan Francisco indiquent que les responsables de ce multiple crime sont d’anciens membres des forces de l’ordre. Ceci est un phénomène très courant au Mexique.

Javier Sicilia, récipiendaire du plus important prix de poésie au pays, qui lui a été décerné en 2009, a annoncé publiquement, il y a quelques jour, en conférence de presse, qu’il quitte la poésie. Brisé par ce drame inimaginable, il affirme qu’il ne reste plus de poésie en lui.

J’ai connu Javier il y a environ 4 ans à Guadalajara, où, étant québécoise, je vis depuis une vingtaine d’années. J’ai suivi un atelier de poésie sous sa direction. Catholique engagé, homme connu de tous pour sa dignité, sa simplicité, son éthique chrétienne prônant le service, le partage et l’amour du prochain, il nous racontait alors que, suite à la mort accidentelle d’un proche, lui, homme de foi, ne trouvait pas de consolation dans la prière, alors que celle-ci était habituellement son grand refuge. Il disait que seul lire de la poésie avait amoindri son chagrin et l’avais remis sur la voie de l’acceptation. Il disait que la parole avait le pouvoir de guérir l’âme. Maintenant, il annonce qu’il prend sa retraite littéraire et tourne le dos à la poésie, que les mots sont inutiles, qu’ils ne peuvent suffire à exprimer sa douleur.

Dans la revue hebdomadaire Proceso de cette semaine, Sicilia publie une lettre de dénonciation déchirante, dont je traduis quelques extraits : Nous en avons ras le bol de vous, politiciens, et lorsque je dis politiciens, je ne fais allusion à personne en particulier, mais à une bonne part d’entre vous, y inclus ceux qui militent dans les partis politiques, parce qu’avec votre lutte pour le pouvoir, vous avez déchiré le tissu de la nation, parce que dans le cadre de cette guerre mal conçue, mal faite, mal dirigée, de cette guerre qui a mis le pays en état d’urgence, vous avez été incapables — à cause de vos mesquineries, vos disputes, vos misérables magouilles, vos combats pour le pouvoir— de créer le consensus dont a besoin la nation pour retrouver l’unité sans laquelle le pays n’a plus d’issue. Nous en avons ras le bol parce que la corruption des institutions génère la complicité avec le crime et l’impunité permettant de le commettre, parce qu’au milieu de cette corruption qui témoigne de l’échec de l’État, chaque citoyen de ce pays a été réduit à ce que le philosophe Giorgio Agamben a dénommé, reprenant un mot grec, zoé : soit, la vie non protégée, la vie d’un animal, d’un être qui peut être violenté, enlevé, bafoué et assassiné impunément. Nous en avons ras le bol parce que vous n’avez de l’imagination que pour la violence, les armes, l’insulte, et de ce fait, un profond mépris envers l’éducation, la culture, les opportunités de travail honorable et bon, ces choses qui font que les nation soient de bonnes nations. Nous en avons ras le bol parce que cette imagination étriquée est en train de permettre que nos jeunes, nos enfants, soient non seulement assassinés, mais aussi criminalisés, devenus faussement coupables pour satisfaire la soif de cette imagination : nous en avons ras le bol parce qu’une autre partie de nos jeunes, en l’absence d’un bon plan de gouvernement, sans l’espoir de trouver un emploi digne, ainsi acculés à la périphérie, deviennent des recrues possibles pour les criminels […]. Nous en avons ras le bol parce que la seule chose qui vous importe, c’est un pouvoir impuissant qui ne sert qu’à administrer le malheur, l’argent, à encourager la compétitivité, […] et la consommation démesurée, qui sont d’autres noms pour désigner la violence.

De vous, criminels, nous en avons ras le bol, ras le bol de votre violence, de votre perte d’honorabilité, de votre cruauté, de vos actes insensés. […] Jadis, vous aviez des codes d’honneur. Vous n’étiez pas si cruels dans vos règlements de compte et vous ne touchiez ni aux citoyens, ni à leurs familles. Maintenant vous ne faites plus la différence […] Vous, « messieurs » les politiciens, et vous, « messieurs » les criminels, et je mets le mot monsieur entre guillemets parce que cet épithète n’appartient qu’aux gens honorables, vous êtes en train, par vos omissions, vos disputes et vos agissements d’avilir la nation.

[…] Il n’y a pas de vie, écrivait Albert Camus, sans persuasion et sans paix, et l’histoire du Mexique d’aujourd’hui ne connaît que l’intimidation, la souffrance, la méfiance et la peur qu’un jour un autre fils ou fille d’une autre famille soit massacré ou avili […], et vous nous demandez que la mort ne devienne qu’une affaire de statistiques et d’administration à laquelle nous devrions nous habituer.

Cette guerre, contrairement à ce que veulent bien affirmer les autorités, fait de plus en plus de victimes parmi les gens non impliqués dans des activités illicites: balles perdues, erreur de frappe de jeunes tueurs à gage qui ne sont que des mineurs, piètrement entraînés au maniement d’armes, sans compter tous ceux qui sont lésés suite à d’autres crimes et délits non liés au trafic de drogue, et dont plus de 90% des cas restent impunis et non éclaircis.

C’est avec une grande peine au cœur que je vois se déchirer devant mes propres yeux un pays que j’aime tant, où il faisait si bon vivre, une terre qui m’a accueillie avec les bras ouverts, une nation où la population, dans son ensemble, est connue pour sa gentillesse, sa douceur et sa tolérance. Le Mexique est pour moi une seconde patrie qui a fait de moi une citoyenne utile, honorable et une poète accomplie qui représente du mieux qu’elle peut le Québec dans les pays où elle est invitée. C’est avec peu d’espoir que j’envisage son proche futur.


Françoise Roy, avril 2011

1 Depuis que j’ai écrit cet article, le décompte a augmenté de dizaines de millers de victimes.

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