OLGA OROZCO ET SES ECLAIRS DU MONDE INVISIBLE
par
Françoise Roy
Olga Orozco est née à
Toay, un lieu isolé, balayé par les vents, au coeur de la pampa argentine, en
1920. Elle fait partie de la génération d’écrivains que l’on a surnommée en
Argentine la Génération
des années quarante. Peu avant sa mort survenue en 1999, elle a reçu le prestigieux prix Juan Rulfo pour l’ensemble de son
oeuvre, où la poésie tient une place primordiale. Le prix Juan Rulfo, appelé
ainsi en l’honneur du célèbre romancier et nouvelliste mexicain du même nom, est
décerné annuellement par l’Université de Guadalajara [il est devenu par après
le Prix FIL]. Il couronne l’oeuvre d’un écrivain de
langue espagnol ou portugaise.
Olga
Orozco a publié le recueil Desde lejos
en 1946, Las muertes en 1952, Los juegos peligrosos en 1962, La oscuridad es otro sol (récits) en
1967, Museo salvaje en 1974, Cantos a Berenice en 1977, Mutaciones de la
realidad en 1979, En el revés del
cielo en 1987, Con esta boca, en este mundo en 1994, También la luz es un abismo en 1995
(récits), La noche a la deriva en
1995, en plus des anthologies et recueils de sa poésie complète publiés depuis
lors. On a dit de son oeuvre
poétique qu’elle est l’une des plus originales de la poésie latino-américaine
de ce siècle, et plusieurs critiques la considèrent comme étant l’une des
meilleures poètes de langue espagnole du 20e siècle.
Bien
qu’on l’ait associée au surréalisme, à cause de son évidente recherche de
l’onirique et de sa quête d’expansion des frontières de la réalité, sa poésie
portait un sceau très personnel dès les premiers recueils. Il s’agit d’une écriture qui a recours au
divin, à la magie, la cartomancie et l’astrologie. En outre, le destin, le
passé et le futur, le temps qui passe, la passion dans tous les sens du mot, la
mémoire et la mort y trouvent une place prépondérante, donnant à sa poésie une
tournure nettement lyrique et métaphysique, donc peu quotidienne ou ludique.
D’ailleurs, les objets d’usage courant ne font sentir leur présence que très
discrètement dans les poèmes d’Olga Orozco. Elle-même disait, dans une entrevue
réalisée chez elle à Buenos Aires, un an avant sa mort: “Je vais préférer la
poésie lyrique, peut-être, à une poésie exclusivement conceptuelle. Mais une
poésie conceptuelle peut également être très valable, s’il s’agit aussi de
grande poésie”.
Dans tous ses livres, on
voit une évocation du déchirement, de la perte, des grandes questions concernant
la place de l´homme sur Terre. Les arts divinatoires (dont le contenu symbolique,
et donc poétique) est indéniable, ont d’ailleurs joué un grand rôle dans sa vie
personnelle. Elle-même racontait que ses amis avaient peur d’aller chez elle
parce qu’ils la croyaient capable de prédire l’avenir. Son expérience de
jeunesse, où elle a appris à lire le tarot tout en s’intéressant à
l’astrologie, a joué un rôle décisif dans l’élaboration de son oeuvre
ultérieure. On devine la présence du mystère, de l’inexplicable, que la poète
avait tendance à interroger dans presque tous ses poèmes.
On
a décrit Olga Orozco comme étant un peu magicienne: je dois avouer que lors
d’une lecture de ses propres poèmes par elle-même, dans le cadre de la Foire du Livre de
Guadalajara, ce n’est pas seulement la charge émotive de ses vers, mais aussi
son regard perçant et sa voix grave et râpeuse qui m’ont le plus impressionnée.
La
versification de la poésie d’Orozco et le rythme que dégagent ses poèmes sont
tissés autour de vers de longue haleine, plus expansifs que concis. Le
vocabulaire, par ailleurs, est aussi recherché que les métaphores et les images
sont choisies avec un soin méticuleux; rien à voir avec l’art minimaliste. Les
phrases de ses poèmes sont presque toujours longues et relèvent souvent de la
prose, ayant peu de ponctuation, comme si Olga Orozco respirait en
alexandrins.
On
a parlé de néo-romanticisme en faisant allusion à son oeuvre, à cause de la
sensibilité à fleur de peau qu’elle dégage et du flot d’images qu’elle
contient. On a évoqué sa touche magique, son ambiance sacrée. La verticalité de
la poésie d’Olga Orozco convoque le sens du religieux (dans le sens
étymologique de religare). Son œuvre puise
dans les grands thèmes de la transcendance tout en construisant un imaginaire
très particulier. Son souci métaphysique a d’ailleurs quelque peu effacé une
certaine tendance “confessionnelle” que les critiques reprochent souvent (et injustement, car les frontières du
confessionnel à l’universel sont loin d’être aussi hermétiques qu’on pourrait
le croire) à la poésie écrite par les femmes. D’ailleurs, Olga Orozco avouait
elle-même que la poésie n’a pas de sexe, que le poète est quelqu’un “qui défie les
autres malgré lui parce qu’il est enfermé dans son moi, dans son époque, dans
un monde limité”. Et puisque le temps et la mort sont des sujets omniprésents
dans sa poésie, Orozco elle-même disait en entrevue, pas longtemps avant sa
mort: “Parfois ma crainte dépasse la limite, et je ne peux plus avoir recours à
l’humour, parce que j’avoue que j’ai peur de la mort malgré le fait que je sois
une personne religieuse, et malgré le fait que j’aie confiance en une existence
après la vie. Jamais je ne penserai que le contraire de la vie est la mort. Je
crois que le contraire de la vie est plutôt le néant. Pour moi, la mort
constitue une autre étape, une autre vision sans doute. Mais une continuité.
Alors, de quoi puis-je avoir peur, étant religieuse? Peut-être ai-je peur d’une
métamorphose éventuelle qui pourrait être aussi douloureuse que celle de la
naissance. J’ai le sentiment que c’est vraiment de ça qu’il s’agit. Non, je ne
veux pas croire que ma peur témoigne d’un doute secret”.
Voici
trois poèmes, tirés de différents livres, qui, j’espère, donneront aux lecteurs
francophones un avant-goût de l’œuvre poétique d’Olga Orozco.
Au pied de la lettre (tiré de La noche a la deriva)
Le tribunal est tout en hauteur, final et sans frontières.
Sensible aux variations du hasard comme le nuage ou comme le feu,
il enregistre chaque trait qui s’inscrit sur les territoires
insomniaques du destin.
D’une marge de la nuit à d’autre confins, de la permission au remords,
je dessine avec ma propre trajectoire l’écriture fatale, l’aveugle
témoignage.
Reculs et progressions, immersion et vols, suspens et chutes
composent ce texte dont l’enchaînement se noue et se dénoue avec les
hésitations,
se dissimule avec la prudence de l’écart et du pied sur la vitre,
s’interrompt et se perd à chaque soubresaut dans les rêves du cocher.
Et quel serait donc le sens total, celui qui se faufile comme la bête
hors du piège
et se cache pour aller mourir en d’obscures broussailles me laissant
ainsi la peau
ou qui fuit sans s’arrêter par les cibles des croisées, labyrinthe
tourné vers le centre?
Délation ou plaidoyer, je n’arrive pas à interpréter les intentions du
message qui se dérobe.
Difficile d’en faire la lecture d’ici, où je viole la loi et je suis
l’instrument,
où des réussites et des erreurs se propagent comme une ondulation,
un vice du langage ou les manoeuvres disciplinées d’une épidémie de
peste,
et changent la couleur de tout mon résumé, désormais et vers le passé.
Mais il y a quelqu’un dont l’ignorance n’arrive pas à brouiller les
pistes,
quelqu’un qui lit même sous les ratures et les démembrements de ma calligraphie
alors que se filtre le soleil ou que la mer scintille entre deux lignes.
Avec le
sang se trouve mon aveu marqué; avec la cendre est-il scellé.
Les morts (tiré du livre Las Muertes)
Voici des morts dont la pluie ne blanchira pas les os,
des pierres tombales où jamais le fouet tourmenté de la peau d’alligator
n’a résonné,
des inscriptions que personne ne parcourra en allumant la lumière d’une
larme;
sable sans traces de pas dans toutes les mémoires.
Ce sont les morts sans bouquets de fleurs.
Il ne nous ont donné ni lettres, ni alliances, ni portraits en héritage.
Aucun trophée héroïque ne témoigne de la gloire et de l’opprobre.
Leurs vies se sont accomplies sans honneur sur terre,
mais leur destin fut de foudre comme le coup d’épée;
parce qu’ils n’ont connu ni le sommeil ni la paix sur le lit infâme vendu
au bonheur,
parce qu’ils n’ont obéi qu’une loi plus ardente que la goutte avide de
saumure.
Celle-là et pas n’importe quelle autre.
Celle-là et aucune autre.
Voilà pourquoi leurs morts sont les visages exaspérés de notre vie./
Femme à sa fenêtre (tiré du livre Con esta boca, en este mundo)
Elle est enfouie dans sa fenêtre
à contempler les braises du crépuscule, encore possible.
Tout en son destin a été consumé, définitivement inaltérable désormais
comme la mer sur un tableau,
et pourtant le ciel continue à passer avec ses angéliques processions.
Aucun canard sauvage n’a interrompu son vol vers l’ouest;
au loin les pruniers continueront à fleurir, tout blancs, comme si de
rien n’était,
et quelqu’un n’importe où érigera sa maison
sur la poussière et la fumée d’une autre maison.
Inhospitalier ce monde.
Et âpre ce lieu du jamais plus.
Par une fissure du coeur surgit un oiseau noir et il fait nuit
- où peut-être est-ce un dieu qui tombe agonisant sur le monde?-
mais personne ne l’a vu, personne ne sait,
ni celui qui commence à croire que sur les liens brisés peuvent naître
des ailes magnifiques,
les nœud instantanés du hasard, l’immortelle aventure,
même si chaque pas va clore avec un sceau tous les paradis promis.
Elle, elle a entendu dans chaque pas la sentence.
Et maintenant, elle n’est qu’une femme lointaine, immobile, une femme à
sa fenêtre,
la simple architecture de l’ombre ayant trouvé asile dans sa peau,
comme si une fois une frontière, un mur, un silence, un adieu,
auraient été la véritable limite,
l’abîme dernier entre un homme et une femme.