martes, 9 de septiembre de 2014

Éros et Thanatos, le dieu aux deux visages



 

Éros et Thanatos : le dieu aux deux visages 


Françoise Roy

In memoriam, Susana Sanromán Ortiz
À mon amie Susana (1957-2005), décédée le 4 avril 2005, ses derniers jours s’étant écoulés dans l’éblouissante lumière printanière de Lagos de Moreno, au Mexique, après une lutte de 15 ans contre le lupus et l’insuffisance rénale, et dont le courage et la passion ont prévalu tant dans la vie que dans la mort.

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Le mythe grec d’Hadès, seigneur des Enfers, est bien antérieur à la découverte, en 1930, de la dernière planète de notre système solaire portant son nom latinisé, Pluton. Sans pour autant chercher à justifier ou dénigrer les tenants de l’astrologie moderne qui s’est développée après la découverte astronomique des planètes trans-saturniennes, il est  fascinant de voir quels symboles et archétypes ont été attribués à ce corps céleste que l’on a baptisé du nom romain du dieu de la mort, et qui signe l’appartenance astrologique à la constellation du Scorpion. Tout ce qui touche aux profondeurs tombe sous la maîtrise de cette déité dont le mythe disait que nul ne pouvait le regarder sous peine de mourir d’épouvante, et qu’il portait un casque, le kynée, le rendant invisible hors du monde souterrain, en analogie avec son goût pour les choses cachées, le secret, ce qui ne doit pas être vu. Être visible dans la noirceur et invisible à la lumière du jour est une belle métaphore pour décrire l’infranchissable distance entre les morts et les vivants.
Divinité liée à l'instinctivité, les pulsions, les obsessions, les fantasmes et les peurs archaïques, les mutations et transmutations, les transformations, les processus de renaissance et régénération, la magie et le pouvoir occulte, Pluton était déjà considéré au temps des Grecs comme une force maléfique, quoique, au début, il semble avoir été associé aux moissons, qu’il protégeait en tant que déité bienfaisante. Son nom de baptême latin est d’ailleurs la contraction de Ploutodotes, « celui qui distribue les richesses ». Il y a donc trois volets à la signification mythique de Pluton : ce qui est caché, ce qui a trait aux pouvoirs profonds, et la dyade naissance-mort, cet inséparable duo que les Grecs ont assigné, bien à propos, à une seule et même divinité. Ce duo fait d’ailleurs du tombeau un miroir inverse de l’utérus, récipient ou le corps entreprend un processus opposé à celui de sa formation, c’est-à-dire la désagrégation.
L’inconscient, les sciences occultes, le mystère, les tabous, les phobies, la subversion, la coercition, les voies tortueuses et complexes, les secrets, la vie sexuelle, ce qui est tapi sous la surface en attendant d’être révélé ou exposé à la vue, relèvent du premier volet. La deuxième facette de Pluton englobe les pouvoirs qui prennent naissance dans le noir ou dans les enfers symboliques de l’existence : épuration, crime, compulsions, tout ce qui tient des pulsions viscérales, du magnétisme, des forces chtoniennes et des actes passionnels, dont l’enlèvement (il suffit de se souvenir du rapt de Perséphone par Hadès, l’événement clé du mythe plutonien), la destruction et le terrorisme. Mais les ravages plutoniens ne sont pas ceux de Mars-Arès, qui tuait par amusement ou par impulsivité ; l’image la plus fidèle de la dévastation plutonienne est celle d’une maison dont les fondations sont très lentement rongées par les termites; le solage vermoulu fait un jour s’effondrer la demeure tout entière, mais cette action subversive, invisible, irréversible, enfouie —donc portée hors de la vue— avait commencé il y a longtemps, même si sa manifestation visible est soudaine, comme la mort, qui en dernier lieu est le fruit d’un instant. Ainsi, dès la conception, le corps est lié par antonomase à son propre anéantissement, chose inéluctable que les pulsions de vie nous font oublier dans le semblant d’éternité qu’elles nous donnent en offrande. Pluton symbolise l’effritement et la reconstruction à partir des ténèbres. La psychologie moderne, sous l’égide de Freud, a donné à ce volet de la vie psychique le nom de « Ça », le Moi étant lié au Soleil, et le Surmoi à Saturne. L’iconographie hindoue l’a surnommé Shiva, celui qui détruit pour accomplir la loi des cycles et de la renaissance.
Le mythe de Perséphone (Proserpine dans la mythologie latine), dont le nom signifie « celle qui aime la noirceur », est d’emblée très illustratif de ce qui entre en jeu dans la nature plutonienne : cette jeune fille, surnommée Coré avant la chute —Coré signifiant « demoiselle »— se baladait en toute innocence et découvrit par hasard un narcisse violet qu’elle trouva superbe et décida de cueillir. En tant que compensatrice des déséquilibres, Aphrodite avait pour son dire qu’il fallait donner une leçon à Coré, arracher d’emblée le voile de son ingénuité. Elle ordonna à Éros de blesser Hadès, qui se trouvait dans les parages, en décochant vers lui une flèche d’amour. En arrachant la tige de cette fleur violette symbolisant l’étroite parenté entre le sommeil et la mort (narkissos, en grec, a la même racine que narkao, à savoir, « engourdir, rendre rigide »), Coré fait s’ouvrir la terre; de cette immense crevasse surgit, attelé à son char noir tiré par quatre chevaux exhalant du feu, le dieu des enfers, qui, flèche aidant (puisqu’il lorgnait la fille de Déméter) profite de la conjoncture pour l’enlever. Perséphone est donc violemment initiée en tant qu’épouse du dieu des morts, le viol étant consumé par le fait qu’elle ait mangé la grenade (symbole de l’indissolubilité du mariage, de fécondité, de la multiplicité et de la diversité convergeant sous une unité apparente), un fruit d’ailleurs issu du sang d’Adonis (on pense volontiers au symbole du sang, la virginité perdue) que son tortionnaire lui a tendu une fois descendu au plus profond de son royaume en compagnie de son nouveau trophée. Si l’enlèvement de Perséphone fait allusion aux pouvoirs féminins ayant usurpé les mystères de l’agriculture, dont les hommes étaient jusqu’alors exclus, le désir de Pluton-Hadès n’en est pas moins insatiable : il essaie par la suite de séduire Menthè, une nymphe, que Perséphone, jalouse, transforme en plant de menthe. Une tentative de séduction postérieure a pour objet une autre nymphe, Leuké, convertie, elle, en peuplier blanc. Ces épisodes de luxure nous rappellent non seulement l’usage de la menthe, du romarin et du myrte dans les rites funéraires afin de dissimuler l’odeur cadavérique, mais aussi l’idée centrale du mythe de Perséphone-Coré, l’initiation, qui comporte toujours, de façon archétypique, une épreuve, un séjour dans l’ombre, la difficulté de franchir un seuil sans quoi les mystères de la révélation nous échappent.
Néanmoins, dans la version du mythe la plus intimement liée au monde physique et aux lois mêmes de l’existence, on doit faire appel à l’association indissoluble entre la vie et la mort, le début et la fin : c’est alors que la naissance et son contraire, la mort (jumelant l’accouchement et l’enterrement), la rénovation, les processus de duplication (incluant des choses aussi dépourvues de symbolisme que les imprimantes et photocopieuses), la résurrection, la putréfaction (celle de la graine qui doit passer par ce processus vital qu’est la décomposition avant de pouvoir germer) et la fermentation sont régis, astrologiquement et mythologiquement parlant, par le souverain du Royaume des Morts, Pluton-Hadès. Le mois de novembre, devenus dans l’iconographie et le calendrier chrétien celui des défunts, correspond à l’échelle du zodiaque à la période de l’existence, végétale et par analogie humaine, menacée par le danger de la chute. Les objets tombant sous la dominance de l’énergie plutonienne en disent long sur sa nature souterraine et explosive, qui fuit la lumière du jour : les cloaques et égouts, les bombes, les volcans, l’énergie atomique, les bactéries, les virus et le vide. Les assignations corporelles de l’énergie plutonienne sont elles aussi très révélatrices : le système reproducteur, les organes génitaux, le gros intestin (le dernier endroit où séjourne ce qui doit être éliminé par le corps), la glande pituitaire (le siège de l’âme, selon plusieurs grands courants ésotériques), ainsi que les excroissances (tumeurs, verrues, taches de naissance).
            La dualité entre vie et mort, origine et eschatologie, repose donc au centre du mythe plutonien. Si l’on célèbre la vie, la venue d’un enfant étant universellement un motif de réjouissance (et je pense ici à la scène magnifique qui ouvre le roman de Djuna Barnes, Le bois de la nuit, décrivant la célébration ayant lieu lors de la naissance d’un enfant juif), pourquoi ne pas célébrer la mort ? Si autant le berceau que le tombeau sont des phénomènes mythiquement plutoniens, il faut peut-être faire encore référence aux racines étymologiques du mot Pluton pour y voir plus clair. Le vocable vient de Ploutos, qui en grec signifie « richesses, trésor ». D’ailleurs, Pluton était au départ dieu de la fécondité et de l’abondance des récoltes. Ce n’est que plus tard qu’il a acquis son visage de violeur, de maître de cérémonie de tout processus d’initiation, qui implique toujours une perte, un sacrifice, un renoncement douloureux. C’est dans les entrailles de la terre, au plus profond de l’être, là où se trouvent les déchets, les choses qui doivent être cachées à la vue et enterrées, que gisent les plus grandes richesses ; c’est cela que veut souligner le mythe plutonien. L’iconographie occidentale, le monde grec, sont riches en évocations de la renaissance qui doit forcément passer par la mort, soit-elle physique ou figurée. Aux racines de notre civilisation, nous avons l’oiseau phénix qui renaît de ces propres cendres. Nous avons aussi Orphée, qui doit descendre aux enfers pour y retrouver son âme perdue, et ne doit pas se retourner pour voir Eurydice, sous peine de la perdre, cette fois à jamais. Beaucoup d’autres traditions mythiques à travers le monde comportent une représentation du triomphe de la vie après un transit au royaume des ombres : la descente du Christ aux enfers, le mythe de Quetzalcoatl au Mexique précolombien, et j’en passe. Il n’est pas surprenant, étant donné le goût des anciens Grecs pour la pensée analogique, qu’Éros et Thanatos, la pulsion de vie et la pulsion de mort, aient entretenu de tels liens de parenté qu’ils soient devenus les deux côtés d’une même monnaie, les deux visages d’une même divinité, les deux pendants d’une même pulsion, aux dires de la psychanalyse, et qu’ils appartiennent à la même maison du zodiaque.
Mais qui donc est ce fameux Éros? Les racines du mot « amour » chez les Grecs illustrent parfaitement son identité. Nous savons que les Grecs avaient plusieurs mots pour désigner ce que nous, occidentaux modernes, regroupons —très peu sagement d’ailleurs— sous un même nom : l’amour tout court. Il y avait, suivant l’ordre du zodiaque, le concept d’epithemia, l’amour tel qu’il se manifeste sous le signe du Taureau. Il s’agit d’un lien passablement terrestre, très charnel, sensuel, misant sur la jouissance corporelle, la beauté, le confort, la récompense des sens. Ensuite, suivant l’ordre de la croix des signes fixes, on retrouvait le concept de phylia, la version de l’amour vécu sous le signe du Lion. Voilà la liaison romantique dont la littérature universelle nous a légué la plus parfaite version archétypique avec l’histoire de Roméo et Juliette. Ce type d’amour, grandement idéalisé, qui tourne autour de la conquête —l’amant potentiel cherchant à étudier l’objet de son désir afin d’attirer son attention— est finalement lié à la question de l’orgueil, de l’amour-propre, et se termine souvent aussitôt qu’il est consumé.
Le dernier mot désignant l’amour, suivant la roue du zodiaque (et je passe volontairement celui qui correspond au signe du Scorpion), agape, fait appel à l’autonomie et à la liberté des amants. Les Grecs désignaient par ce mot une liaison où la raison prime sur le cœur, où le bonheur des amants et le respect de leur individualité sont si importants qu’une rupture est préférable à l’établissement de conditions entravant leur développement et leur épanouissement individuel. C’est entre epithemia et agape que se situe l’amour que les Grecs avaient baptisé du nom d’eros. Il s’agit d’une relation passionnelle, possessive, colorée par le concept du « tout ou rien » attribué au signe du Scorpion, et donc au dieu qui le représente le plus fidèlement, Hadès-Pluton. Mais la condition fondamentale de ce genre de liaison, plus encore que la possession et l’exclusivité qui lui sont inhérentes, ou même l’intensité des sentiments qu’il réveille, c’est bien la métamorphose. Dans la relation envisagée sous le concept d’eros, il y a transformation mutuelle des amants au moment de se livrer l’un à l’autre ; la vie s’épanouit, la richesse des profondeurs monte à la surface, et symboliquement, les membres du couple doivent mettre à mort leur individualité, renoncer à leur ancienne identité pour effectuer la fusion tant émotive que sexuelle. N’est-ce pas cela que mourir, laisser son corps pour s’ouvrir à une nouvelle identité où il a transmutation totale de l’énergie manifeste ?
Voilà pourquoi pour les Grecs, le dieu qui préside au Royaume des Morts est à la fois celui de la vie, de la sexualité, de l’intimité, des révolutions intérieures et du cycle vital : gestation, naissance, croissance et trépas. S’il y a un endroit physique symbolisant Pluton, c’est bien l’alcôve, la chambre close ou sont vécus les drames sentimentaux, dont le cercueil, le tombeau, sont des versions étiolées. Rappelons-nous que selon l’orphisme, Éros, dans la première version du mythe, était né de l’œuf cosmique engendré par la Nuit. Cet œuf primordial contenait le germe de toute manifestation et la loi de toute renaissance. À la naissance d’Éros, l’œuf se brisait en deux moitiés qui ensuite formaient la Terre (Gaïa) et le Ciel (Ouranos), dont la hiérogamie engendrait à elle seule toute la gamme des êtres, mortels et immortels. La deuxième version, plus connue, fait d’Éros le fils d’Aphrodite, qui séduit la belle Psyché. Mais pour échapper à la jalousie maternelle, Éros exile sa bien-aimée dans un palais où il ne peut lui rendre visite que la nuit, et ce, dans la noirceur totale. Cependant, Psyché, aiguillonnée par la curiosité et le désir, viole la prohibition, et un soir, ose regarder le visage de son bien-aimé à la lumière d’une lampe à l’huile. Éblouie par la beauté d’Éros, elle s’incline, l’huile de la lampe tombant sur son amant, qui se réveille alors et l’abandonne à jamais, pour éviter que ne s’abatte sur eux la malédiction maternelle. C’est alors que Psyché doit faire face à Thanatos, la perte totale, le bouleversement, la « nuit obscure de l’âme », comme l’a baptisée saint Jean de la Croix : personnification de la mort, Thanatos était le fils de la Nuit et le frère du Rêve, un bel éphèbe ailé dont les attributs, entre autre, étaient le pavot et une torche éteinte. Le rêve, l’évanouissement, le flou, les effets stupéfiants de la fleur opiacée, sont tous des symboles partagés tant par l’amour que par la mort. On y retrouve également la notion de repos, et à la fois d’intensité, comme les deux côtés d’une médaille. D’ailleurs, cette liaison passionnelle, ontologique, entre Éros et Thanatos, Marguerite Yourcenar ne l’exprime-t-elle pas de façon magistrale dans le roman qui devint son chef-d’œuvre, lorsque l’empereur Hadrien avoue qu’il ne savait pas, alors, que la mort pouvait faire l’objet d’une ardeur aveugle, d’une avidité semblable à l’amour ?                    
            En ce sens, la mort devient, en effet, motif de célébration : on doit la pleurer et l’accueillir en même temps, car elle participe du même archétype que les processus érotiques, les passions totalisantes, la renaissance suivant la crise, et le sommeil que représentent les icônes du pavot et de la torche éteinte. Le lieu par lequel on doit passer pour accéder à cette transmutation baigne certes dans la grande noirceur ; le mythe est catégorique, sans équivoque à ce sujet. C’est le monde souterrain, celui des égouts, des secrets, et en ultime instance, de l’inconnu. Dans la nature, suivant le cycle des moissons, cette phase correspond à la pourriture de la graine enterrée (voilà encore le symbolisme plutonien relatif aux choses enfouies, qui s’incarne à merveille dans le récit des amours clandestines d’Éros et Psyché), prisonnière dans la froide obscurité du sol avant de pouvoir y germer. Mais parler de transmutation implique la présence d’une transformation au niveau de la forme, de l’énergie, de l’état d’être, et non pas leur simple annulation ou leur vil anéantissement. J’estime donc que la seule condition pour célébrer la mort est de croire qu’on va accéder, au moment d’abandonner son corps, à une mutation, une transfiguration, comme le symbolise si habilement le mythe plutonien. Pas de réjouissances sans la croyance en une forme de survie à la mort physique. S’il y a absence d’un credo où l’on a la conviction d’une vie qui ne fait que changer d’état de conscience —l’appelle-t-on métempsycose comme au temps des Grecs, réincarnation comme chez les Orientaux, vie éternelle comme le stipule le Christianisme— quelle raison aurait-on de célébrer la mort, si ce n’est comme d’une délivrance des vicissitudes de l’existence (fatigue, maladie, invalidité, douleur, souffrance physique ou morale) ? Le néant, le vide, la fin ultime de l’existence telle que proposée par les systèmes de pensée existentialistes n’envisageant aucune survie après la mort, ne sauraient être célébrés comme tels. On ne peut fêter l’anéantissement, à moins de considérer la condition humaine comme un joug si lourd à porter que l’acte de s’en libérer, de disparaître, devient en soi motif de célébration.      
            Que faire de ces beaux mythes où la force vitale, érotique, sève ardente qui nourrit l’existence, l’alimentant, l’enrichissant et la conservant, doit forcément rencontrer Thanatos, la chute, et ensuite l’apaisement, pour accomplir son destin, dans une société presque complètement sécularisée, où l’au-delà et ses récompenses (fussent-elles envisagées en terme de finalité, comme le veulent les grandes traditions monothéistes ou d’évolution, les mythologies des Égyptiens, des Grecs ou des Orientaux) sont devenues chimères ? À mon srns, on ne peut célébrer la mort dans un contexte d’athéisme ou d’agnosticisme. Il n’y a que le concept de transformation qui puisse lui donner un sens : il n’y a que le changement, que l’investiture radicale, qui au niveau symbolique gisent au cœur du concept d’eros, l’amour tel que décrit dans la constellation du Scorpion, qui puisse la signifier. Ce qui rend perplexe, c’est de voir que même à une époque où —du moins dans les sociétés riches— la plupart des gens meurent relativement isolés, dans la froideur d’un hôpital, souvent privés de rites (car nous ne croyons plus, et nous improvisons l’extrême-onction ou un type quelconque de bénédiction spirituelle « au cas où »), nos rites funéraires aient gardé encore beaucoup de similitudes avec les mythes d’une civilisation (ni plus ni moins que le berceau de la culture occidentale) où la continuité de la conscience était un pré-requis sine qua non de la condition humaine. La mort dans nos sociétés post-industrialisées reste encore une affaire cachée, comme doit l’être tout événement plutonien, confinée si possible aux chambres d’hôpitaux, aux mouroirs, gardant intacte toute la signification occulte de la huitième maison, qui dans la roue du zodiaque correspond au secteur de vie dont la régence est assumée par Pluton. Si la huitième maison est celle de la dépossession, des gains et des pertes, de l’altérité, on peut difficilement imaginer un événement où l’on gagne tout et où l’on perd tout comme ne l’est la mort physique. Mais ce « tout gagner » suppose l’existence d’une vie après la mort corporelle. Sinon, mourir, c’est n’accomplir que la moitié de la promesse plutonienne : « tout perdre », renoncer à sa corporalité, pour ne tomber que dans le néant, sans subir pour autant la métamorphose concomitante.
Pour les hommes de la pré-modernité, qui ont vécu avant la disparition des dieux et la chute des grands mythes fondateurs (on raconte que Mallarmé, après avoir lu que le soleil s’éteindrait un jour au cœur de notre système solaire, se mit à souffrir de terribles crises d’angoisse), la dépossession physique n’était qu’un pas vers la promesse de vie éternelle. La huitième maison, fidèle à leur conception du monde, est vraiment la demeure où le gain succède à la perte. Soit dit en passant, les rites eux aussi sont un attribut de cette maison, et peu de circonstances sont entourées d’autant de rituels, dans la majorité des sociétés et des époques, que les veillées funéraires et les enterrements. Il est d’ailleurs vrai que dans les sociétés modernes, issues de la mort des dieux ou de l’absence d’un Être Suprême comme principe recteur de la condition humaine, on a presque complètement évacué les rites entourant la naissance. Pourtant, chez la plupart des ethnies du Mexique, on enterre encore le nombril (la tige du cordon ombilical) des nouveau-nés pour signer leur appartenance à la terre qui les portera … L’accouchement lui aussi y est encore entouré de pratiques qui vont de la prière aux cérémonies d’encensoirs, en passant par les invocations et toute une panoplie de gestes rituels. Mais la mort, elle, même si elle est de nos jours presque complètement désacralisée, sauf chez ceux qui pratiquent encore activement une religion, fait toujours l’objet de rites, même dans les cas où nous ne lui accordons aucune valeur transcendantale. S’il est vrai que l’embaumement et l’enterrement répondent essentiellement à des exigences non pas symboliques mais tout simplement physiques, hygiéniques, on envisage invariablement une forme quelconque de cérémonie autour d’un décès ; on envoie encore des fleurs, même si leur présence n’est plus nécessaire à des fins de parfumerie, on s’habille en noir, on évoque des souvenirs liés à celui qui a disparu. Au Mexique, par exemple, ou la grande majorité des défunts ne sont pas embaumés car les funérailles ont lieu le lendemain du décès, les couronnes de fleurs sont encore de mise, en particulier les fleurs blanches. Les chrysanthèmes, symbole mortuaire par excellence, sont les plus fréquents. On imagine difficilement une mort sans aucun rituel, même si celui-ci n’obéit pas à des fins de célébration, mais de « fermeture » d’un cycle, même s’il ne fait que refléter le besoin de traiter solennellement un événement aussi unique qu’inévitable dans la vie d’un être cher. Mais donner une valeur symbolique à une chose, la sacraliser, ce n’est pas la même chose que de la célébrer, comme on salue un événement lié à un changement considéré comme positif. Il n’y a qu’une raison qui puisse nous pousser à considérer la mort comme une chose digne de célébration : la transcendance. On fête une naissance, un mariage, les anniversaires qui y sont rattachés, tout comme on fête une graduation, une promotion, une victoire militaire ou sportive, parce que l’on y voit le début de jours meilleurs. De deux choses l’une : soit que la condition humaine est rattachée au concept philosophique de transcendance, selon lequel l’origine du système se trouve à l’extérieur de ce dernier, soit qu’elle est rattachée au concept d’immanence, selon lequel l’origine du système se trouve à l’intérieur de celui-ci. Même ceux qui n’admettent pas l’idée de transcendance éprouvent le besoin d’observer des rites funéraires ; c’est d’ailleurs le cas au sein de la société québécoise, principalement agnostique, mais encore attachée à certaines traditions de décorum, au besoin de dire adieu. A-t-on pour autant des raisons de célébrer ? Je ne crois pas qu’il en soit ainsi. Bien au contraire. Un rituel n’est pas l’équivalent d’une célébration. L’absence, le non-dit, le non-vécu, ce qui s’est perdu en chemin, ce qui est resté embryonnaire, voué à l’oubli, la fin ultime annulant d’un coup toutes les possibilités de réalisation, ce qui demeure inconclus, incomplet, l’espace vide laissé derrière —qui souvent, il faut bien l’avouer, ne peut être meublé par rien d’autre tant la perte est cuisante— s’ils ne sont pas réchappés par l’idée de transcendance, ne feront jamais l’objet d’une fête. Célébrer ne veut pas dire nier sa perte, donner libre cours, de façon niaise, à certaines versions édulcorées des courants Nouvel Âge où les anges viennent nous ravir et le sentier à gravir ressemble à une partie de plaisance auto-complaisante où tout n’est que lumière et jubilation. Après tout, il n’y a que ceux qui restent sur Terre qui puissent célébrer. Le défunt, lui, poursuivra son chemin. Si nous accueillons l’idée de transcendance, il est dorénavant engagé sur une sente plus ou moins illuminée et dont nous ne pouvons connaître les modalités. Sinon, il sera englouti par le néant, arrêté dans son processus, dépouillé de mémoire et de conscience, le seul scénario possible si c’est l’idée d’immanence qui résume, en l’occurrence, notre vision du monde. Car si l’existence humaine, si notre passage sur Terre obéit au concept d’immanence, mourir signifie atteindre sa propre fin ; le système lui-même s’éteint avec ce qu’il a accueilli, comme les cellules cancéreuses, en proliférant de façon désordonnée dans leur rébellion contre l’organisme, finissent par signer leur propre arrêt de mort en causant le décès de leur hôte. Les rituels de célébration n’auraient aucun sens si le trépas était une fin en soi, et non pas l’acte, directement issu de l’idée de transcendance, de franchir un seuil au-delà duquel se trouve la renaissance spirituelle. Cette renaissance peut, évidemment, prendre plusieurs visages ; les religions et philosophies spirituelles du monde entier sont un prisme à mille facettes dont chacune montre une conception différente de l’au-delà. Mais toutes, sans exception, parlent d’un rite de passage associé à une métamorphose. C’est là que prend tout son sens le symbolisme entourant les agissements du redoutable Pluton gréco-romain. Comme le suggère la philosophe espagnole María Zambrano, toute culture est finalement la concrétisation de l’espoir que nous nourrissons de naître à nouveau.

Bibliographie

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guirand, F. (dir.) (1935). Mythologie générale, Paris, Librairie Larousse.

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SASPORTAS, H (1990). Los dioses del cambio. El dolor, las crisis y los tránsitos de Urano, Neptuno y Plutón, Barcelone, Ediciones Urano. 

YOURCENAR, M (1951). Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard.




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